004. AMMAN, DELTAPLANE

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
DELTAPLANE
un point en altitude
observer le décor, contempler la multitude
le berceau du monde
un désert et la rencontre des civilisations
la naissance d’une ville poussiéreuse et sinueuse
un désordre bien rangé
des étales vendent de tout et de rien
des dédales d’escaliers sans fin
un océan de pierres claires
pas une goute d’eau
des fresques colorées subliment les bâtisses abandonnées
le chant des klaxons et les muezzins rythment les heures éclairées
en fin de journée, les cerfs-volants et les coteaux dorés
les cafés ombragés, les bars cachés
et au crépuscule, timides et ridicules,
des jeunes désorientés
il y a les privilégiés
ceux qui embrassent la liberté
ceux qui veulent rêver et s’évader
s’échapper de leurs existences étriquées, de leurs destins déjà tracés
tout quitter
prendre le large
naviguer à vue dans un pays étranger
se perdre pour mieux se retrouver
épouser le monde
et dans cette vie en suspend, prendre le temps de respirer
des grandes bouffées d’air, des éclats de rire
inconscients, sous euphorisants
mais rattrapés par leur vie, la vraie, ils ne savent pas où aller
leurs désirs font désordre
ils ne veulent pas rentrer
il y a les prisonniers
ceux qui, enchaînés, n’ont pas le droit de voyager
ceux qui n’ont pas vu le grand air
atterrés par l’inconsistance de leurs existences
écrasés par le poids de leur réalité
pris dans un engrenage sans fin, supporter le calvaire quotidien
étouffés par la colère
couler sans faire de vagues
suffoquer
consoler les rêves abandonnés
ressusciter les temps morts
ranimer les espoirs évanouis
transformer les silences en des cris
délicate ivresse
leurs envies dansent
le bal des rires, la valse des larmes
ils veulent s’échapper
des ailes pour s’envoler
eux aussi ont le droit de rêver
dans le berceau du monde, des jeunes désorientés
ils rient, ils fument, ils dansent sur les toits
ils s’oublient et se laissent divaguer
ils planent
tous un peu perdus,
en quête d’absolu
– Carlotta