006. SAN FRANCISCO, LIGNE DE FUITE

When does it cease to be something beautiful, a faithful aspect of the heart, to become off-center, slightly off the axis, and then hurled into an obsessional void?
Patti Smith, Devotion
LIGNE DE FUITE
Masse difforme de corps décharnés agitant frénétiquement ses membres en cadence imparfaite. Un soupçon de vie qui s’éteint presque aussitôt. Les restes de l’humanité disparue ne sont plus visibles derrière le rideau des paupières, lorsque l’inspiration suspend le temps, le corps se redresse, le corps se réactive, un soupir sur la partition, les silences qui disent tout, mais qui ne durent qu’une croche. Le hit est jouissif. Le sourire sale qui s’étire offre un trou béant dans lequel dansent les souvenirs de l’émail et des phrases prononcées.
Puis tout s’affaisse. Mécaniquement la masse reprend sa marche, courbée, le nez dans l’asphalte poussiéreux, comme le chien qui cherche sa pitance.
Jamais ils n’auront un texte qui les peint jeunes soldats, apaisés, et endormis. Pourtant bouche ouverte, tête nue, étendus dans l’herbe, les pieds dans les glaïeuls, souriant comme sourient les enfants malades, ils ont froid.
Entre la rigidité des lignes, et la droiture bornée du béton, gisent les corps des interstices. Toujours à contre-courant de la foule, jamais en rythme des logorrhées humaines qui coulent des bouches de métros. Un vêtement, un tatouage, une trace de maquillage, retracent les derniers signe de la vie passée. Lorsque l’once de conscience dans un regard rencontre l’œil inquisiteur, le souvenir et l’imagination dansent ensemble. Puis tout se fige de nouveau. La masse s’efface dans le décor. Elle cherche à s’immiscer dans les formes strictes des bâtiments, les jambes raides et le tronc parallèle au sol. Plus un mouvement. L’œil inquisiteur se détourne. Le temps de dépoussiérer le voile de soie légèrement abîmé par sa rencontre avec le réel. Puis, il tombe lâchement sur la face qui ne veut pas voir.
Les enfants du rêve américain se réveillent, désenchantés, plus enfantins encore que la veille. Les liturgies que chantait la baie hier ne résonnent plus. La mort sous les gratte-ciels s’élève heureuse de son grimage. Résolument moderne et indolore pour ceux qui s’y plient, la jeune Amérique nargue le hippie, les marginaux.
Tu affrontes des visages mort-nés, le marketing des fast-foods, et les shows télévisés. Enfin, c’est ce que tu crois. Il faut arrêter de se penser combattant et accepter sa part de docilité. Celle qui rend heureux. Le masque utile, les œillères bienvenues. Nous n’avons rien fait que d’être heureux. Tu sais que tu ne regarderas jamais vraiment les déchus. Tu peux te casser toi. Tu les connais les enclaves, les cachettes. Tu résoudras pas la misère alors à quoi bon. Bienvenue, c’est l’heure du grand saut dans l’indifférence. Ils peuvent déjà être satisfaits du dégoût qu’ils te procurent. C’est la grande cour de récréation. Les populaires, les loosers, les solitaires, les invisibles, les leaders en recherche de bande, et puis les autres. Grande farce. Tu te marres bien toi la jeune Amérique. Vas-tu grandir ?
Eliot