003. LONDRES, MOMENTUM

Réfléchir une heure; rentrer en soi-même pendant un moment et se demander quelle part on prend personnellement au règne du désordre et de la méchanceté dans le monde, quel est le poids de notre responsabilité; cela, vois-tu, personne n’en a envie ! Voilà pourquoi tout continuera comme avant; voilà pourquoi, jour après jour, des milliers et des milliers d’hommes préparent avec zèle la prochaine guerre.

Herman Hesse – Le Loup des Steppes


MOMENTUM

Ce sont des scènes qui évoluent entre un monde appelé à disparaître et un autre qui écrase tout. Fine frontière de l’inadéquation, sujet idéal d’un voyeur-urbain. Ce sont des corps et des sujets en mouvement dans un espace-temps indéfini, un Momentum en suspend. 

C’est par exemple ce vieux type aux seins pendants qui se change dans son dinner miteux. C’est un des derniers établissements de ce genre, ils n’acceptent que du cash. Le soir il change de peau : corps sans poil, véritable anguille.

Un mois plus tard, tu repasses devant : restaurant fermé. Fleurs accrochées au grillage. 

C’est encore ce reptile aux lunettes écaillées, cette fois plutôt lézard. Il a une peau très fine, autobronzée. Elle se rétracte comme un mille feuille quand il sourit. Une moumoute dissimulée sous son chapeau blanc. Démarche de jazzman et de joueur de casino. 

C’est ce rideau rouge en velours dans une salle du cinéma. Il entretient l’illusion d’une contingence, de corps et de présences qui se mettent à nu sur scène. Héritage tragique antique. Se dévoilent pourtant derrière des acteurs et une mise en scène toujours identiques; un produit fini, industriel, mécanique, froid, un défilement de 26 images par secondes. 

C’est un flot d’acheteurs compulsifs qui se déverse à Leicester Square devant le kitsch en façade et les lumières criardes. Puis au niveau de la rue, un local abandonné coincé entre deux enseignes. Derrière la vitre embuée, tu distingues difficilement des meubles retournés, des canapés matelassés tachés. 

Ce sont ces grues qui construisent inlassablement. Des structures instrumentales et éphémères. Elles se déplacent en fonction des saisons et construisent peut-être parfois d’autres grues, plus grandes qu’elles. 

 

STANCES D’UN THÉÂTRE URBAIN

Gribouiller sur cette ville et la noircir au charbon

Un peu de scorie, de souffre et de flaques.

Tu vois les petits drames journaliers, ce chaos des malheurs personnels

Tu les vois ces lumières qui s’éteignent et ces autres qui se rallument

Tu les vois tous, ceux qui désespèrent

Voyeurs anonymes qui exhibent

Leurs tragédies quotidiennes

C’est franchement dégueulasse

 

Les plantes de la condensation et nos humeurs se désagrègent.

Foule amorphe, têtes de cheveux bruns sans yeux ni oreilles.

Tu serres tes dents très fort en espérant qu’elles explosent et

Laissent leur place à d’autres, en or.

 

Tous ces petits êtres qui fourmillent

Ils s’engouffrent dans ces monolithes en béton

Grands hôtels volcaniques du manège quotidien

des miroirs qui renvoient des bouts de ciels, explosés

 

Le grillage qui pique et qui lacère

Qui te gratte jusqu’au sang et laisse ta peau en lambeaux

Fantôme transite d’une échoppe à l’autre

Les fenêtres suintent et le thé s’infuse

Un peu de graisse, de réconfort pour réparer

Le cœur éclaté en bouts de ficelle

Et puis tout s’endort dans la grêle et sous la neige.

 

TEXTURES

Carrelage qui exsude un liquide noir; fuite d’eau de plafond.

Mégots détrempés et bouts de ciel.

L’acier pleure et suinte. 

Immeuble blanc à repeindre. Coque de bateau à la dérive. 

 

SIGNES

Assemblée d’oiseaux du malheur : procès aérien et bataille rangée

Reliquaire : un père et son fils, qui jète un galet. Un oiseau passe devant.

Un avion glisse lentement : Ils se disent dans le cockpit quelque chose comme « qu’est ce qu’ils sont petits ». Dieu est un avion.

Mur de lamentation minimaliste : quelques idoles crucifiées devant une foule inexistante.

Des fenêtres qui ne s’ouvrent sur rien: tout ce que cet habitant du deuxième étage observait depuis son lit le soir, quand il avait froid et ne trouvait pas sommeil, n’a jamais existé et rien n’existera d’ailleurs plus jamais. Immeuble de brique noire et de graffitis, legs d’un temps ouvrier.